Les dessins des enfants

Huile : 65 x 54

En fin de vie on doit croire qu’on a tout donné mais il reste sûrement un petit rien d’amertume et de tourment, c’est pareil pour le tube dentifrice. Quand on le pense fini, il est possible d’en sortir matin après matin des doses insoupçonnables. Moi j’essaie de prolonger les deux : ma vie et le tube dentifrice.
D’abord, dès les premiers signes de fatigue, le ranger tête vers le bas, la sortie de la pâte en sera facilitée. Ensuite, quand il semble sur le point d’être terminé, quand les négligents le jettent, deux techniques s’imposent : celle du roulé du tube sur lui-même, et celle de l’aplatissement du tube sur toute sa longueur en repoussant vers le bouchon à l’aide d’une brosse à dents à manche droit sur une surface dure et régulière. C’est ma préférée.
Je ne fais pas ça par économie, mais cette relation de dominant dominé ne me déplait pas, j’ai peu l’occasion de l’exercer dans ce sens.
Le tube doit être de bonne qualité car il subit cruellement, une telle torture pour se faire extraire sa substance est terrible. Il en vient toujours, l’agonie peut durer des jours, des semaines. Parfois dans un spasme, déformé par une affreuse convulsion il se regonfle avant de lâcher une dernière goutte. Un jour, à l’hallali, j’en ai achevé un au cutter, façon chirurgien, pour voir ce qu’il avait dans le ventre. Il était à sec, je l’avais vidé de toute sa matière. J’ai pris peur.
Toute la famille s’était brossée les dents. Devant une toile, en quête d’inspiration je me suis posé moi et mes couleurs et mes pinceaux et mon huile et ma térébenthine. Assis face au chevalet j’attendais l’idée originale, le jet créatif.
Les enfants sont venus s’installer à mes côtés, avec leurs feutres, leurs crayons, et leurs dents propres.
En peu de temps sur leurs feuilles sont apparus des escargots rigolos, des plantes épatantes, un bonhomme aux mains marguerites, une cheminée qui fumait rose bonbon, des soleils énormes, un arbre qui neigeait des pétales de fleurs. Ils débordaient d’imagination eux ! Nous, mon matériel et moi on était sec, j’étais vide comme mon tube dentifrice.
Et si on nous faisait endurer les mêmes choses ! Nous presser, compresser, nous extirper les entrailles, les boyaux, le cerveau ramollo, la moelle rosâtre, lentement, méticuleusement, chaque jour, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien !
Aujourd’hui, je suis allé chez le pharmacien acheter mon dentifrice favori. Je ne l’entamerai pas, je le conserverai intact. Celui-là, il ne souffrira pas. Je l’ai arraché au marché aux esclaves, il est sauvé, personne ne lui fera de mal. Je m’en offrirai régulièrement. Je les coucherai confortablement dans mon meilleur tiroir.
Quelqu’un prendra peut-être aussi soin de moi plus tard ?
Je ne me laverai plus les dents. J’ai donné ma brosse aux enfants pour qu’ils peignent. Ils sauront éclabousser le papier de merveilles.
Si je meurs, je ne veux pas être réincarné en tube dentifrice, je suis prêt à revenir en savon pour fondre sous les caresses.