Le pays briard

Huile : 60 x 45

C’était suintant, cotonneux sur ma ville ce matin-là. Novembre, les petits oiseaux s’étaient cachés, une crasse, un brouillard, une ambiance à la Maigret qui t’envoie directement au troquet pour t’en échapper.
Sur le comptoir le journal local appelé le Pays briard étalait sa science, se mêlant deux fois par semaine des affaires des autres : vols dans la rue, une femme mordue par un rottweiller, dégradations de voitures, de nouveaux graffitis, un septuagénaire qui se perd, du poisson en promotion, la cueillette d’un champignon géant, les résultats du club de bridge, la nomination d’un nouveau gendarme, la venue pour une conférence du Professeur Destop, physicien reconnu, missionné pour vulgariser.
Un homme est entré nous envoyant un coup de rue.
Il a commandé un café. Marcel le lui a servi dans une tasse blanche sur une soucoupe blanche avec une petite cuillère brillante et deux morceaux de sucre.
L’homme n’a pas remercié. Il a semblé réfléchir un moment puis, dans la cuillère, il a mis un sucre.
Avec précaution, bras suspendu en l’air, appliqué, il a posé la partie creuse de la petite cuillère avec son sucre dedans, sur la surface du café. Je regardais, intrigué.
Il a gardé cette position un instant, en maintenant le sucre au sec.
Très doucement, en inclinant imperceptiblement la pointe de la cuillère, il a fait venir un tout petit peu de café sur le sucre. J’observais, intéressé.
Jugeant qu’il y en avait assez, il a redressé la cuillère pour arrêter la pénétration du café.
La petite quantité de café arrivée dans la cuillère est montée lentement dans le sucre. Je contemplais, étonné.
Le sucre ne s’est pas effondré. L’homme avait fait entrer dans la cuillère la dose exacte de café qu’il fallait pour le colorer tout en le gardant dans sa forme initiale.
L’homme est demeuré ainsi, bras levé, concentré sur la tasse, la surface du café, la cuillère qui y reposait, et le morceau de sucre coloré et toujours entier. J’étais subjugué.
J’ai pensé, pour m’amuser, au Professeur Destop arrivé plus tôt que prévu dans notre ville et venu ici tenter une nouvelle expérience.
Le temps a passé.
J’ai alors pensé que l’homme allait terminer cette histoire en laissant couler le sucre dans le café et enfin le déguster.
J’ai aussi pensé qu’il allait le déposer sur sa langue, le laisser s’y étaler, et le presser avec volupté.
Je n’avais pas pensé qu’il allait le catapulter sur mon œil droit avec une telle vivacité et une telle habileté.
Le Pays briard parlait peut-être de l’évasion d’un fou, ça m’avait échappé.
J’aurai mieux fait de lire tranquillement mon journal, ça m’apprendra de me mêler des affaires des autres.