Le miroir

Huile : 61 x 50

Ne plus me voir dans le miroir, j’eus du mal a y croire.
Le phénomène s’est produit le 8 mai 1975, j’ai noté la date, j’avais tout juste 30 ans, le teint frais, la peau pleine, les fesses hautes et toutes mes dents. Je m’y regardais rarement dans ce miroir, j’avais alors la ride insouciante. Donc, ce jour-là, je m’y étais vu, je me souviens, quelques secondes, et puis mon image s’était estompée lentement, jusqu’à disparaître complètement, comme absorbée. Troublant !
Dans mon miroir, un miroir de famille, je ne me voyais plus, je n’existais plus, seul apparaissait le décor reflété de mon atelier avec petit papier peint désuet, l’étagère et sa chaussure rouge , le porte manteaux en partie occupé. Inquiétant !
Je me suis pincé, repincé, sept fois, griffé, mordu, même assez fort, bêtement, pour me réveiller… j’étais éveillé. J’ai sauté devant lui pour apercevoir un mouvement, une ombre, quelque chose… rien. Angoissant !
J’ai décidé de l’ignorer, de passer devant lui sans le regarder, sans essayer de m’y regarder. Impossible, j’avais tendance, j’étais trop attiré.
J’ai pensé le jeter, le briser, il était de famille, ça l’a sauvé.
Alors je l’ai retourné contre le mur, pour ne plus voir ce que je n’y voyais pas. Je l’ai puni, je l’ai rendu inutile, c’était cruel, ça le ferait réfléchir ! A présent on verrait seulement son derrière de vieille, poussiéreux et cartonné. J’étais méchant.
Pendant plus de 10 ans je l’ai laissé ainsi, n’osant plus le remettre à l’endroit.
Et puis j’ai déménagé. On fait des paquets, on joue au marchand, on se sépare de certains objets, on en conserve d’autres, on trie, le miroir a suivi, il était de famille. Dans ma nouvelle demeure je l’ai raccroché, toujours à l’envers, pour lui montrer que je n’avais rien oublié, j’avais surtout peur de ne toujours pas m’y voir, le temps s’est écoulé.
Le 8 mai 1995, pour mes 50 ans, j’ai décidé de le retourner.
Peureusement, paupières baissées, à tâtons, gorge sèche, je l’ai manœuvré pour le remettre dans le bon sens et doucement j’ai rouvert les yeux.
Je m’y voyais de nouveau, je m’y voyais vieilli c’était bien normal, le malaise a suivi.
Derrière moi, dans le miroir, le décor de mon ancienne maison, de mon atelier avec son petit papier peint désuet, l’étagère et sa chaussure rouge, le porte manteaux en partie occupé.
Il m’affichait l’image de mon vieillissement sur fond de ma jeunesse passée. Je l’avais trop longtemps laissé retourné, il me retournait les 20 années passées.