La place St Denis

Huile : 81 x 65

Il n’était pas épais le loustic, les joues roses, les mollets sans mollets et un short pour deux, peut-être trois, non deux, t’exagères monsieur.
« Une baguette et un Malabar s’il vous plaît, Madame ».
Dans sa main il avait le compte de monnaie, la boulangère a recompté, l’air faussement désintéressé mais finalement très appliquée, elle n’aimait pas se faire avoir.
Le Malabar il l’a déballé, a glissé le papier dans sa poche pour plus tard, a mis le chewing-gum dans sa bouche. Alors dans ma tête j’ai soufflé avec lui et quand le gamin a réussi sa bulle j’étais content… il y avait si longtemps.
Le Malabar il fallait le travailler patiemment pour qu’il se laisse aller à la gonflette, l’étaler habilement sur le bout de la langue, le tendre vers l’arrière, un peu, pas trop, et une fois aminci souffler, mais sans le faire craquer, avec la bonne ouverture des lèvres.
Il y avait des champions.
La boulangère a repris sa distribution de :« bien cuite ? », « pas trop cuite ? ».
Le boulanger talqué comme les fesses d’un bébé des années 50 est venu approvisionner les rayonnages, timidement, comme si cette partie de la boutique ce n’était pas chez lui.
La boulangère a remis ça avec ses : « bien cuite ? », « pas trop cuite ? », avec en plus : « attention elle est chaude ».
Le soleil de mai éclairait la scène et moi dans la grosse bulle formée devant le visage du gamin j’ai repensé mes 10 ans et revu la boulangerie de la Place St Denis. Lui, il s’est éloigné en sautillant. Moi je suis retourné dans la boutique, petite file d’attente et je me suis lancé : « un Malabar Madame s’il vous plaît ». J’ai snobé les murmures et les regards interrogateurs et j’ai repris mon chemin avec ma baguette bien cuite mais pas trop cuite et mon Malabar.
Rue Beaurepaire je me le sors, rue de la Pêcherie je me le déballe, le papier glissé dans la poche pour plus tard, sur le pont je m’arrête, baissez paupières, sonnez trompettes, je me l’enfourne dans la bouche.
Les papilles n’ont pas tout oublié, il y a des retrouvailles. Le mâchouillage s’avère besogneux, les dents sont moins pointues, les mâchoires fatiguent plus vite.
Je le pense assez mou, je l’étire sur la langue, je m’essaie à faire une bulle … non il n’est pas prêt… je remâche… longuement … je mastique laborieusement
Maintenant il perce, à présent il s’affale… je fatigue. Chaque fois, moi j’y crois, je prétends y arriver… rien ne vient… je m’épuise. Dix fois je l’étale, cent fois je reprends… je me lasse.
Je le sens bien, c’est l’échec, la honte, et puis peut-être quelque chose, une forme difforme, un espoir, prudence, elle arrive, la voilà, pas bien grosse, insignifiante.
Je la tiens ma bulle, ma merveille, ma beauté. Fier et ridicule je l’exhibe, ratatinée. Je prends à témoin la rivière, les poissons, les canards, la ville, son maire, le sous-préfet, la sous-préfète, l’univers … et alors plaf, on me la claque sur le nez.
Le loustic, le sans- mollets, l’initiateur, content de lui, qui se carapate en se moquant.