Huile : 65 x 50

La truite, elle nageait peinarde sous mon balcon, toujours à la même place, bouche ouverte, yeux en amande, queue souple, écailles légères. C’était sa place, c’était la truite de dessous mon balcon, on s’aimait bien.
Je vois tout de la fenêtre de ma maison.
Un jour, un mec, habillé comme un GI, s’est arrêté sur le pont et s’est mis à observer le fond de l’eau avec suspicion, comme s’il y avait un champ de mines, et puis il est reparti.
Je vois tout de la fenêtre de ma maison.
Elle, elle s’est mariée très jeune, avant 1900, mariée avec la rivière. L’été le Morin lui rafraîchit les pieds, ses herbes se permettent même des chatouilles. L’hiver son courant lui frotte les cuisses à les rendre rouges.
Des maçons patients et talentueux ont monté les briques avec méthode, dans un sens, dans l’autre, des rouges, des jaunes, en alignements, en croix, en damiers.
Des charpentiers habiles et ingénieux ont assis leur assemblage de liteaux, de voliges, et de chevrons, deux étages plus haut sur de grands troncs équarris allongés sur la longueur des murs.
Des couvreurs prudents et attentionnés l’ont coiffée d’un chapeau de feuilles de zinc avec des voilettes d’ardoises bleutées.
Un ferronnier voyeur et décidé y a perché une véranda au-dessus de l’eau pour offrir à l’occupant le spectacle de la rue, des ponts…et des pêcheurs.
Un fabricant de corsets y exerça son artisanat, une carte postale en témoigne.
Le Morin mouille toujours ses vieux jupons, la promenade en barque proposée maintenant aux touristes dévoile un peu plus ses dessous. On la prend en photo, cabotine, elle rougit un peu plus, les canards applaudissent.
Je vois tout de la fenêtre de ma maison.
Un mauvais jour, le sale mec, un sale jour, le mauvais mec GI Rambo poissonnard est revenu avec d’inquiétantes cannes à pêche plein sa moche bagnole, il a préparé son matériel de bourreau, il a transpercé un innocent lombric, il a mis à manger sous les jolis yeux en amande de ma truite et l’a niquée. L’affaire lui a pris cinq minutes. Il va la manger à ma santé, c’est sûr. Il va la faire aux amandes, c’est comme ça que c’est le meilleur.