Du temps des peupliers

Huile : 65 x 50

Marcel Dagneau habituellement turlututu chapeau pointu était abattu. Suite à un essoufflement de fin de repas il s’était résolu à consulter… déjà la salle d’attente…
Le combat sera inégal : Docteur Lejust, la trentaine, maîtrise du cerveau et du boyau, svelte, golfeur, soigné, poli, compétent, bureau capitonné; Marcel, la soixantaine, gros, honteux de ses analyses, en slip.
Le verdict était tombé, lourd : cholestérol, surcharge, il fallait moins manger… Redresse-toi Marcel !
Son épouse Marie était câline sur la cuisine, elle savait encoquiner l’assiette ; penché sur elle pour mieux admirer ses chefs-d’œuvre, il s’émouvait d’une sauce en préparation, de la moindre émulsion.
Il avait raconté, justifié, demandé grâce, Dr Lejust n’avait pas cédé, rejeté, et rajouté :
« Beaucoup moins manger et marcher et nager. »
Il ne savait pas nager.
Ce n’était pas fini, il allait préciser, ordonnancer… Redresse-toi Marcel !
– Mais Docteur, ça va gargouiller là-dedans, le corps va réclamer son dû, ses gourmandises, ses gâteries. Madame Dagneau va s’ennuyer, peut-être déprimer.
Dr Lejust avait tranché, décidé, décrété, froid aux explications, il avait couché sur papier glacé, énoncé les interdits, chiffré les kilomètres et les tisanes à avaler. Et même Madame Dagneau devra se surveiller… Redresse-toi Marcel !
Sous la dentelle des peupliers chaque jour ils passent, se confessant, silhouettes fondantes et confondues allant par là parce qu’il faut prendre l’allée pour se rendre plus loin, sans hasard, leurs pas dans les pas de la veille.
Et alors le temps passe, permanent, pesamment, et puis nouvelle venue une nouvelle est venue : le cabinet du Dr Lejust est fermé, lui, golfeur, soigné, bureau capitonné, accablé par un divorce mesquin, plus d’appétit, ulcéré de l’estomac, dépressif, atteint, touché, coulé. Et pire, dans le parc, les peupliers, couchés, cassés par un méchant vent ce matin.
Ses bons amis, ses confidents, le Docteur et les peupliers, brisés, la droiture, la majesté sont parfois bien fragiles. La sève se ratatine dans la chair délaissée.
La tempête est passée, Marcel et Marie ne longeront plus les grands arbres élancés. Ils remangeront, revénéreront les gâteaux, les crémeux, Marie chantillyse à merveille. Il faudra penser en porter une part au Docteur Lejust.
Un seul être vous manque et tout est dépeupliers.