Les confitures

Huile : 61 x 50

Il l’avait préférée en rouge, une couleur qui la mettrait en valeur sur le tapis vert où il allait la faire vibrer. Maintenant il la suivrait, attaché, toujours derrière elle, attentif à son souffle, à ses moindres murmures.
Avril annonçait le plaisir, elle dormait depuis si longtemps, il voulait la sortir de sa longue somnolence, lentement, avec la complicité d’un vieil amant. Il la toucherait doucement. Il lui dirait les mots qui touchent, les mots qu’on dit avec la bouche, les mots qui réchauffent, mais elle était froide après ces mois d’hiver et après s’être retenu de la frapper il ne put s’empêcher de gueuler : « mais tu vas pas bientôt démarrer salope, c’est pas possible une ordure pareille ! »
Déjà 20 ans qu’il arpentait ces 2000 mètres carrés derrière cette tondeuse. Combien d’heures accroché à sa poignée ? Et toujours le même circuit bien réglé avec la précision du coureur de rallye : passage à droite du massif, virage, remonter à gauche de la haie, revenir, attention légère bosse, longer la clôture, ne pas abîmer les fleurs, préserver la pâquerette, ne pas effeuiller la marguerite, et le tour du prunier qu’il faut ménager pour les fruits à venir ou ceux déjà tombés.
Mai, elle avait engraissé la cochonne, de pimpante l’herbe était devenue plantureuse. Ah ! passer les doigts dans ses touffes épaisses avant de la raser ! Et le parcours bien connu, et faire le tour du prunier.
Juin, le trèfle s’y était mêlé et comme à la belote il avait fallu couper avec cœur. Et faire le tour du prunier.
Sa tignasse de juillet encore abondante il l’avait peignée, taillée, ciselée. Et faire le tour du prunier.
Août l’avait enfin ralentie et clairsemée, sa couleur était moins vive, sa teinte avait terni, quelques signes de vieillissement, une jolie préretraitée. Maintenant leurs promenades étaient plus nonchalantes. Une dernière fois le tour du prunier, les reine-claude sont à point, chaudes, mures, fendues, offertes. L’échelle est sortie, les mollets sont tendus, on peut tenir les chevilles. Du bas, sous la robe des branches on aperçoit les fruits, la marmite est sortie.
Fin septembre marque la fin de la tonte. Des maniaques prolongent sur octobre, des vicieux sur novembre. Je remise ma compagne de campagnes, on s’est assez baladé ensemble cette année, ça va faire jaser. Un silence relatif tente un timide retour dans le quartier.
Claudine a fait les confitures.
Le prunier et ses collègues perdent leurs feuilles. Il va falloir les ratisser.