La charrette de pommes

Huile : 45 x 56

Retraité de l’armée, Félicien avait fait sienne Lucienne, ancienne rosière du village, joli brin de fille, qui s’était vite fanée à exercer le difficile métier de fleuriste. Depuis vingt ans elle jouait à la marchande, sa petite boutique coquettement achalandée faisait le trottoir, aguichant les badauds en présentation de pétales éclatés et lumineux. Subtilement ses parfums se mariaient à ceux de la charcuterie d’à côté, charmante osmose entre le lilas et le cervelas.
Félicien et Lucienne aimaient la charcuterie. Blagueurs, ils avaient surnommé leur chienne Fifine rillettes. Fifine n’était pas fine, Lucien qu’était pas chien la gâtait trop.
Félicien adorait le boudin, son voisin le faisait très bien et Lucienne le préparait à merveille : elle en griffait légèrement du bout de l’ongle la peau tendue pour éviter la congestion, le saisissait sans excès puis en surveillait l’épanouissement avec de grandes attentions. Elle le préférait accompagné de pommes au four ou en compote.
La chienne Fifine, qu’était pas fine, attirée, les babouines se pourléchait.
Si par hasard, rentrant le soir, à la Lucienne il claironnait « mon p’tit boudin » sur l’air du Régiment de Sambre et Meuse, elle savait qu’elle verrait les étoiles au salon du plafond. Alors, stringuée et pas boudeuse, elle préparait son petit fourneau.
La grosse Fifine, dubitative, les oreilles se grattait.
Si sans hasard, rentrant le soir, sur le portemanteau il découvrait un bout de boudin pendu, il comprenait la tendre allusion : Lucienne le provoquait, ancien militaire il appelait ça devancer l’appel.
L’obèse Fifine, exaspérée, la queue se bouffait.
Instant apprécié, entre les doigts morceau pincé, et puis dans la bouche bourré, et enfin la peau mince et craquante à la régalade. Et avec la compote, rien à mâcher, on enfourne, on presse, on laisse couler au fond de la gorge.
L’énorme Fifine, désabusée, sur le canapé se calait.
De ses vêtements déboutonnée, Lucienne très chienne et déboudinée étalait ses chairs. Félicien les caressait, les chères chairs, les pétrissait, les malaxait, pensant aux tomates farcies en promotion chez leur voisin aujourd’hui : même consistance, peut-être plus violacées, comme moins fraîches.
La monstrueuse Fifine, dégoûtée, entre les coussins ronflait.
Demain dimanche Félicien ira aux pommes, novembre réclame cueillette. Le vieux pommier de l’oncle Paul donne toujours de belles rainettes qui se rident joliment à la cave jusqu’en avril, le boudin les mérite bien.