Générations

Huile : 92 x 73

J’avais beaucoup hésité à jeter la petite table de jardin. D’abord dans le midi, elle avait passé une jeunesse paresseuse à l’ombre du store bariolé d’un appartement cossu au son des rinrins des cigales montant des vieux oliviers. Transportée, elle avait été installée sur une terrasse briarde campagnarde et aérée pour des années d’occupations estivales, puis oubliée sur un balcon parisien pour y finir ses jours.
Chacun, et surtout moi, y était allé de sa couche de peinture pour la protéger. Je révélais à cette occasion mes talents d’impressionniste, mon coup de pinceau était d’ailleurs impressionnant, du moins en avais-je l’impression. Valentine était ma muse, j’additionnais les épaisseurs ignorant que l’accumulation fait la cloque, bulle redoutable et belliqueuse. Ecaillée, boursouflée, voûtée, cintrée, j’étais déterminé, je m’étais trop attaché, j’allais m’en débarrasser.
Plantée sur le trottoir parmi les sacs poubelles, dans ce petit matin de janvier elle attend, contenant sa peine. Quatre heures, le gyrophare orange et le bruit caractéristique du camion approchent, elle tremble maintenant et se sent seule. Les sacs entre eux solidaires se serrent les uns aux autres refusant d’être séparés. Les freins crissent lugubrement, des bruits de pas, elle a peur.
Au volant Stan’, polonais, le roi de la pédale, sa devise : j’accélère, je freine, et je remets ça jusqu’à la crampe. Derrière, au ramassage, Aziz, dit Momo et aussi Momobylette rapport à sa vieille Peugeot bleue, né à Rabat. Encore derrière, Goiti l’éthiopien, fraîchement débarqué à Paris, et pour être frais, c’est plus frais qu’il pensait.
Lui, il s’imaginait que l’hiver était moins long, que les filles étaient moins tristes, que les bennes allaient moins vite, que les sacs étaient moins lourds. Lui, il n’imaginait pas qu’il pleurerait tant, que les gens jetteraient tant de choses, que Momo serait si gentil.
Avec les déchets aujourd’hui, adossée au réverbère, une petite table de jardin en bois, encore pimpante, à peine égratignée. Momo la saisit et la hisse délicatement sur un côté du camion.
Momo a donné la petite table à Goiti qui n’en a pas. Goiti l’a placée sous le ciel du vasistas de la chambre. Elle a trouvé refuge chez l’immigré.
Un coup d’éponge l’a rajeunie, elle se redresse sur ses longs pieds. Goiti y a posé quelques livres récupérés, son courrier, et un cadre avec dedans une photo de sa maman et de son plus jeune frère prise par un voyageur américain.
Demain, il leur écrira, il racontera le froid, Momo, la table.
Demain, je milite pour le droit d’asile.