Le pont de la ville

Huile : 65 x 50

Appuyé sur deux piliers comme pour caler une mêlée de rugby, les pieds bien ancrés dans la rivière, il parade en centre ville et pour ne pas risquer disette, le pont s’est entiché sur chacun de ses côtés d’une boulangerie. Placé entre les deux commerces, il profite des odeurs mêlées des fournils qui, au petit matin, amènent un frisson sur l’eau comme pour la réveiller et la sortir de son lit.
Il y a trente ans, Charlotte et Honorine partageaient l’insouciance et l’amitié de l’enfance. Charlotte habitait rue de la pêcherie, d’un côté du pont, Honorine rue Bertrand Flornoy, de l’autre côté. Leur gourmandise de bâtons de réglisse, de malabars et de carambars les faisait courir d’une boulangerie à l’autre.
Jeunes filles, bouches en cœur, poils brillants, haleine sucrée et seins friandises, elles s’étaient disputées les faveurs de Lulu le pâtissier, qui avait fait son apprentissage à Paris, puis débuté à Brest, avant sa venue ici. Rapide comme l’éclair, il avait sauté de Charlotte à Honorine puis sauté Honorine et Charlotte, les laissant l’une et l’autre sur le flanc.
Le départ de Lulu cela leur fâcherie.
Elles se détestèrent et haïrent la Chantilly
Depuis cette époque, Charlotte habite toujours sur la droite du pont et Honorine sur la gauche mais Charlotte préfère la boulangerie de gauche tandis qu’Honorine craque pour la baguette du boulanger de droite.
Alors elles se croisent chaque jour, à l’aller les mains vides, enfermées dans le même trajet, le même horaire, le même silence, la même rancune mais aussi dans les mêmes soucis pour la ride que l’on comble, pour les racines que l’on refait. Et puis elles se croisent au retour, chargées de leur pain, fières comme des paons, arborant la splendeur érectile de leur trophée, croûte dorée exhibée, sûres de leur bon choix.
Après toutes ces années, le 5 novembre dernier, Charlotte dans un sursaut de lucidité, et suite à une émission sur RTL traitant de la malveillance décidait de décaler sa sortie. Hop-là, qu’elle se dit, allons promener la viande, décalons, décalons, soyons trublion, ce sera 10 h 10 au lieu de 10 h ! Le même jour, Honorine part 10 minutes plus tard qu’à son habitude après la lecture d’un article de Femme Actuelle sur les vieilles rancunes qui travaillent la vésicule. Hop-là, décalons !
À 10 h 12, elles se sont donc croisées sur le pont.
La nuit du 5 au 6 novembre fut blanche pour les deux oies.
Le 6 novembre, Charlotte et Honorine ne savaient plus à quelle heure elles iraient chercher leur pain.